Eté 2012 au château.

 

Cette année, deux jours en suivant, j’ai eu l’occasion de jouer au Château de la Follie et d’y organiser une master class. C’est une expérience merveilleuse.

 

Le fait de pouvoir retrouver ma vie de tous les jours au château est agréable. Les habitants du château nous traitent merveilleusement bien. On réalise à quel point nous sommes bénis de pouvoir jouir d’une vie normale dans ce monde particulier. Ils sont d’une telle gentillesse.

 

Après la visite au château l’année dernière, dès mon arrivée j’ai eu l’impression que c’était hier que je l’avais quitté. Un sentiment de nostalgie m’envahit. Je m’y sentais comme à la maison.

 

Cette fois, mon ami pianiste, Jean-Marc Luisada m’accompagnait.
Nous avons bourré ma petite Toyota IQ avec beaucoup de choses et sommes partis avec un GPS peu fiable. Oh, que le voyage fut amusant ! Pour une raison que j’ignore, je me sens réellement en confiance avec lui. Peut être est-ce dû au fait d’être deux musiciens à peu près du même age ? Nous avons fini par arriver au château après de nombreux éclats de rire en chemin .

 

 Le Château

Fleurs de lotus

 

Le Comte Emmanuel en personne nous fit l’honneur de visiter l’intérieur du château. L’effort consenti par la famille pour entretenir toutes les parties du château est digne de respect. La salle de bain qui était désuète l’an passé a été joliment rénovée.
« Un château est comme une personne, il tomberait en ruine en négligeant de l’entretenir » disait-il. Gérant difficilement l’entretien de mon petit appartement, cela me donne le vertige d’imaginer le nombre de « petites choses» dont il faut prendre soin tous les jours dans cette demeure ancienne et gigantesque ! 

 

Bonaparte

 

Le grenier …est aussi grand qu’un terrain de football.

 

Ayant déjà découvert plusieurs pièces du château, je pensais y être familiarisée mais, le Comte Emmanuel nous emmena dans « d’autres endroits inconnus » deux fois aussi grands que ceux visités précédemment.

 

Jean-Marc en tant qu’honnête citoyen français connaît bien l’histoire et les noms des personnages et les lieux liés à l’époque napoléonienne. Il y a des tableaux représentant Napoléon partout, avec son armée, après ses victoires, dans la forêt … Même dans la toilette de ma chambre, pendait au mur un portrait de Napoléon!

 

Le Comte Emmanuel était très heureux d’avoir un hôte tel que Jean-Marc. Ses explications passionnées ne tarissaient pas.

Soudain, Jean-Marc lui demanda « Avez vous des fantômes au château ? »

« Oui mais je ne vous dirai pas où vous les verrez »
Oh, non …

 

Jean Marc m’apprit plus tard qu’un aspirateur était tombé lentement sur le sol sans faire le moindre bruit. Cela se passait dans la salle de bain de sa chambre…

 

Bibliothèque - face à des rayons où se trouvent la première édition de Montesquieu et de Baudelaire.

 

Suivant les instructions, nous essayons d’utiliser un ancien dispositif de grossissement en verre pour examiner des cartes

 

Le lendemain matin arrivaient les étudiants.
Ils travaillèrent sur la scène dans la matinée. Un soleil trop brillant et un vent fort nous obligèrent de nous déplacer. Voilà le résultat de jouer en plein air.

 

Nous avons dû aussi gérer l’humidité, les coups de vent soudains etc…Vous voyez les problèmes : utiliser des pinces pour fixer les partitions ou changer d’endroit pour pouvoir jouer. Le son était de ce fait fortement perturbé.


Le concert devait avoir lieu à 5 heures. A cet instant, le soleil n’était plus aussi fort et le vent s’était quelque peu calmé.

 

La sonorité devenait tout simplement splendide !
Par le passé, l’orchestre jouait de la musique de chambre dans le jardin de la cour . c’est l’origine de la musique de cour. La scène est facile à imaginer. La musique n’a pas été créée que dans des salons.

 

Il est tellement rare d’avoir une telle qualité de son. S’il y avait quelques petits problèmes, on pouvait néanmoins gérer la situation. J’ai adoré jouer dehors …


S’il pleuvait, on avait la possibilité de jouer dans un endroit abrité par des murs épais et un porche. Les auditeurs auraient alors dû se munir de parapluies. Dans le cas d’une forte pluie, l’église toute proche permettait d’y jouer. Elle constituait une solution de repli.

 

L’avant de la scène. A droite, Viviane Spanoghe, ma collègue au conservatoire, excellente violoncelliste qui a eu la gentillesse de nous rejoindre.

 

Côté latéral de la scène

 

 

Miki Isako, Viviane Spanoghe, Yuzuko Horigome, Yu Kurokawa et le Comte Emmanuel de Lichtervelde.

 

Jean-Marc joue du piano de manière si belle …

 

Hier, lorsque nous avons répété le quintette avec piano de Dvorak, Yu Kurokawa, le second violon, et moi-même avons été frappés par son interprétation du premier prélude. Il peut jouer la musique avec une telle douceur !

 

Il semble jouer de mieux en mieux en vieillissant ! Et sa sonorité est plus convaincante après des années consacrées à l’enseignement. En le réalisant, cela me rendait d’autant plus heureuse.

 

Après deux concerts, j’ai entamé une master class.

 

Les leçons étaient données dans le grand salon.
Les murs sont ornés de cadres présentant des arbres généalogiques de la famille occupant ce vieux château, datant du 14è et même du 11è siècle. La décoration témoigne de scènes qui ont fait l’histoire.


A côté du salon, il y a une bibliothèque où existe une lettre signée de la main de Louis XVI, roi de France. Elle traite de la division de territoires. Dans la chapelle, il y a des fonts baptismaux. L’atmosphère qui y règne est telle qu’il semble tout naturel de s’agenouiller là dans la lumière des vitraux.

 

La cage d’escalier principale

 

Un corridor

 

Vitraux de la chapelle

 

 

Pendant que nous profitions l’atmosphère de ce château, des domestiques servaient nos repas. Ceux-ci étaient pris en compagnie du Comte Emmanuel de Lichtervelde et de sa famille, sa mère, la Comtesse de Lichtervelde, qui a 92 ans, et Hedwige, sa sœur. La famille était toujours présente au déjeuner.

 

Je me rappelle avoir bavardé avec la Comtesse. Elle dégage une grande chaleur humaine. Elle disait en riant : « Dans le temps, arrivant ici pour mon mariage, c’était la misère, il n’y avait pas de chauffage. Tout le monde se tenait dans une seule pièce pour avoir chaud. Mon père trouvait cette situation intenable pour moi, si jeune. Je n’avais que 20 ans. Mais vous voyez ? Je suis toujours là ! »

 

La Comtesse avait été invitée à la cérémonie de fiançailles du Grand Duc héritier de Luxembourg avec une de ses parentes faisant partie de la noblesse. Elle ajoutait : « A mon âge, il y a mieux à faire que de satisfaire ma curiosité. J’ai des problèmes aux jambes et j’ai quelques fois des vertiges. Je vais prier pour leur bonheur futur ici en allumant des bougies » dit elle. Comme promis, le jour suivant des bougies rouges furent allumées pendant 24 heures.

 

Dans la soirée, la pluie se mit à tomber. La pianiste, Mika Akiyama me dit « Yuzuko, regarde là bas, il y a un garçon en short rouge qui marche sous cette forte pluie » En fait, c’était la Comtesse de 92 ans ! Plus tard, elle me le confirma avec un grand sourire « c’est vrai, je me dépêchais pour échapper à la pluie ».

 

Il y a une roseraie dans ce grand domaine. Elle regrettait que les racines eussent été gravement abîmées par le froid de cette année. Je la réconfortai en lui parlant de la beauté des roses oranges et jaunes que j’avais remarquée. Elles étaient particulièrement grandes et parfumées. Elle eut la délicate attention de déposer une de ces roses devant ma chambre le lendemain. Sa manière de traiter ses hôtes est adorable.

 

Madame la Comtesse de Lichtervelde

 

La dame qui s’occupait de la cuisine devait, vu les circonstances, peler 10 kg de pommes de terre tous les jours pour nourrir environ 20 personnes. Quel changement par rapport à sa vie habituelle, d’habitude il n’y a que 3 à 5 personnes.

 

Chaque jour, la cuisine devenait un champ de bataille où étaient mobilisés les enfants et petits-enfants pour réaliser des menus spéciaux qui ne devaient pas se répéter. Je les ai invités à venir écouter le concert au salon. Ils déclarèrent après : « nous ne savions pas que jouer du violon demandait autant d’énergie ! » Inutile de dire que cela les motiva encore plus sur le champ de bataille culinaire.

 

On parle toujours de la mort de la musique classique ou de son peu d’attractivité. Maintenir un orchestre est une gageure difficile partout dans le monde. Ma profession est si « manuelle » qu’elle ne peut se pratiquer que par de vraies mains humaines. Il n’est pas possible de trouver d’autres professions semblables dans d’autres domaines.

 

De plus, il faut un vrai talent pour être un pro. Même si vous avez du talent, gagner suffisamment d’argent est difficile pour vivre décemment.

 

Il en va de même pour ce concert au château. Les concerts en plein air dans le Sud ensoleillé de la France sont plus faciles à gérer, mais comment attirer le même nombre de personnes en faisant la même chose en Belgique. Nous avons toujours eu du mal à attirer du public au concert.

 

Célèbres ou non, il y a des gens qui sont habiles à gérer leur carrière. A mon sens, on ne peut passer son temps à se faire valoir et progresser dans sa profession. Personnellement, j’ai la sensation d’errer dans la forêt profonde de la musique : comment faire ma publicité en étant au milieu d’une étendue sauvage ??
Récemment, j’ai appris avec surprise que le nombre de « super musiciens » était en augmentation !

 

Quoi qu’il en soit, attirer de l’audience est notre plus grand problème.
C’est cette société de technologie qui en est la cause, non seulement les professionnels mais tout un chacun, en ce compris les étudiants, est confronté à la technologie. Vous êtes ainsi souvent condamnés par toutes sortes de détails. Comme le disait Martha Argerich : « ce boulot est si dur que l’on a toujours besoin de toute la force de ses muscles pour se battre dans tous les sens du terme ! »

 

Mes enfants vivent dans ce même monde. Je n’ai jamais vu aucune affiche au mur de leur chambre. Ils disent « tout est dans l’ordinateur ». Ils n’ont plus l’habitude de lire des livres. Je m’inquiète pour leur futur où les choses réelles sont absentes mais ils prétendent que «ce n’est pas nécessaire »

 

En cela, ce fut une belle expérience pour eux de pouvoir réellement parler à la Comtesse et aux gens pendant une heure et demie sans jouer avec leur GSM. Personne ne quitte la table. C’est la règle. Je me demande combien parmi les convives ont compris la générosité de la Comtesse qui demandait à ses domestiques de servir ses invités en premier.

 

Au festival de Marlboro par exemple, Rudolf Serkin et Pablo Casals faisaient la file comme tout le monde. Chacun participait à la corvée vaisselle. La consigne sociale était de ne hiérarchiser personne.

 

Seconde séance de Katsugen au château

 

Au cours de ma carrière de soliste, j’ai été fréquemment surprise de constater que des gens pouvaient trouver normal le comportement infantile de certains musiciens difficiles, les admirant pour avoir reçu une médaille ou quoi que ce soit d’autre.

 

Evidemment, cela ne dure pas éternellement. Il y a des limites à une telle célébrité. Les impresarios ou les organisateurs remplacent les stars d’aujourd’hui par de nouvelles selon leur talent, la réaction du public et, le plus important, le résultat de la vente des billets.

 

Une attitude infantile peut s’excuser en tenant compte de la tension engendrée par la scène ou la solitude ressentie en bâtissant une carrière. Je suppose que c’est l’explication qui induit cette attitude.

 

Mes étudiants sont tellement innocents devant cette sorte d’affairisme. Ils sont si heureux d’avoir une petite chose qui manquait au château l’an passé, le wifi. Ils ont découvert que le signal était fort dans la cage d’escalier principale. Tout le monde s’asseyait là pour s’immerger dans le monde informatique. Cela jure et ne convient pas dans un château.

 

Le Comte Emmanuel se lamentait amèrement. Voici ce qui ruine notre éducation et notre culture. J’approuve totalement ses idées à propos de la discipline, l’éducation et l’alimentation de la curiosité intellectuelle.


La semaine de leçons est terminée … En quittant le château chacun emportait de chaleureux souvenirs

 

Mais, en pensant que cet événement pourrait ne pas se reproduire l’année prochaine quelques craintes étaient présentes. On a tendance à considérer que tout est acquis, mais notre projet repose sur le travail supplémentaire du personnel du château … Le problème principal est la difficulté d’attirer suffisamment de public au concert. Mon concert en solo de l’an passé et les deux concerts avec piano de cette année ont évidemment des coûts différents. Je ne dois pas ignorer cette dure réalité en étant à l’origine de ce projet.

 

La semaine suivante, j’étais à nouveau au château mais, cette fois j’y étais l’invitée  d’un autre concert.

 

Cela prend 40 minutes depuis Bruxelles. La voiture traverse de douces collines recouvertes de champs puis passe par des tunnels de verdure puis le long des murs du château. Je vois les sentiers que j’ai foulés avec mes jeunes étudiants. Il y a un « château-frère » appelé château fort dans les environs. J’ai visité cet endroit avec mon époux. Il pleuvait sur le chemin du retour, au moment de passer sous le porche. Nous nous sommes dit que la même chose nous était arrivée en Cappadoce.

 

Oh, que ce château me manque … Même si je n’y ai pas ma propre chambre, ce château est un vrai bijou. Ils prennent un tel soin et avec tellement d’amour de chaque partie du domaine !

 

Le Comte était surpris de ma visite inattendue. Heureux, il m’invita à boire un verre de champagne au salon avant le concert. Je n’avais jamais eu cette chance jusqu’ici. Parce que cela ne se faisait toujours qu’avant mon concert !

 

Le Comte Emmanuel était heureux d’avoir beaucoup d’invités. Le domestique me dit « le concert au salon, la semaine passée était fantastique ! Après que vous étiez tous repartis, le château est devenu complètement silencieux le lundi après midi … »
Il y avait eu 12 violonistes et des enfants. Ils jouaient Tchaïkovsky, Sibelius et Paganini. Cela devait être bruyant tout le temps pour eux. Mais le domestique n’en avait pas été dérangé. « Cela faisait revivre un vieux château ».

 

A cause de la pluie, le concert a dû malheureusement être déplacé dans l’église, située à 5 minutes de là. Pour ma part, j’ai eu la chance de pouvoir jouer mes 4 concerts dans la cour du château. Par contre, le dernier concert de mes étudiants le fut dans le hall. On avait préparé 40 sièges et finalement, il y avait 80 personnes malgré la pluie. C’était un miracle pour un concert d’étudiants à la campagne !

 

La sonorité produite dans la cour est aussi bonne qu’au Concertgebouw d’Amsterdam ou d’autres salles de concert renommées dans le monde. Les nuances sont faciles à générer et le son y est très doux.
Mais, comme il n’y a pas de plafond, il faut toujours être attentif à la météo. La scène, recouverte de tapis, est protégée par une feuille de vinyle. Un piano est loué quand c’est nécessaire. Ce sont des frais supplémentaires s’il faut encore louer un autre piano pour l’installer dans l’église en cas de pluie.

 

Le Comte dit « nous ne sommes pas le Bozar, l’endroit principal où se tient le concours musical Reine Elisabeth. Nous n’organisons pas de concours » Il ne veut pas changer son style d’organisation « que sera sera ». On le critique parfois pour cela. Mais je pense que c’est compréhensible et acceptable après tout. Cela dit, il y a beaucoup plus de privilèges et d’authenticité.

 

Normalement, on pratique la musique à un endroit déterminé, à une heure déterminée. Mais, pourquoi ne pas sauvegarder un endroit comme celui-ci, unique dans le monde entier ? C’est bien d’organiser des concerts en dialogue avec le ciel.

 

Après le concert où j’assistais en tant qu’invitée, je suis sortie de l’église. Le coucher de soleil après la pluie était superbe.
Le public heureux descendait la colline main dans la main, la musique gardait sa magie en leur cœur.
Je n’oublierai pas leur sourire satisfait.

 

Le château est un bijou. Il brille de tous ses feux quand il est fréquenté par des gens qui ont aussi un cœur comme un bijou.

 

Vive la musique que nous avons partagée là bas !

 

Bruxelles, juillet 2012.


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